Ses débuts comme entraîneur-joueur après avoir été prof de maths, ses grands principes de jeu, ses principales évolutions comme coach, ses méthodes avant-gardistes… Entretien avec l’entraîneur du FC Nantes Christian Gourcuff (Partie 1).
Christian Gourcuff, à partir de quel moment avez-vous commencé à avoir une réflexion sur le jeu ?
Ça fait très longtemps… Comme beaucoup de jeunes de ma génération, je jouais au foot toute la journée. C’était mon unique passion avec les cabanes dans les bois (rires). La passion du foot a commencé très jeune et j’ai toujours réfléchi sur le jeu, ce qui s’est formalisé dans la durée. J’ai toujours été attaché aux émotions que me procurait le jeu. J’ai eu une carrière de joueur un peu atypique car certains choix de clubs ont été guidés par le plaisir. C’était une autre époque et j’ai fait certains choix en fonction de ça, notamment en ce qui concerne les études.
C’est-à-dire ?
Les jeunes auront peut-être du mal à le comprendre mais, à l’époque, il fallait réfléchir à l’après-carrière. On pouvait vivre lorsque l’on était joueur professionnel mais on ne pouvait pas faire que ça. Il fallait concilier carrière et études. Moi, j’ai été sollicité par le Stade Rennais à 17 ans, l’année du bac. Mon père, qui était prof de maths, était d’accord pour accepter à condition que je fasse maths sup parallèlement. C’était le deal. J’ai donc signé à Rennes, avec qui j’ai gagné la Coupe Gambardella en 1973, tout en faisant maths sup.
« Je n’imagine pas que l’on puisse être entraîneur-joueur aujourd’hui »
Vous avez pu fonctionner de la sorte jusqu’à quand ?
C’est quand j’ai été admis en maths spé que c’est devenu problématique de concilier foot et études. Et j’ai fait le choix du foot. Je suis parti en fac, ce qui me permettait d’avoir du temps pour jouer, pour m’entraîner. Clairement, j’ai fait le choix d’abandonner certaines ambitions sur le plan professionnel. J’ai passé le CAPES avec une maîtrise de maths pendant que je jouais en 3e division sans trop de problèmes. Et ensuite, lorsque j’ai eu le professorat, j’ai pris une disponibilité dès que j’en ai eu la possibilité pour me consacrer au foot pendant deux ans, d’abord au FC Rouen puis en Suisse. Ma disponibilité arrivait à échéance et il a fallu que je fasse un nouveau choix. C’est là que je suis devenu entraîneur-joueur à 27 ans, très tôt donc. C’était un peu difficile d’abandonner le foot à un certain niveau, d’autant plus que je venais de disputer ma meilleure saison, en Suisse, mais vu la suite, je ne regrette pas.
La suite, ça a donc été votre arrivée au FC Lorient…
Oui, j’ai eu l’opportunité de rentrer en France et l’aspect professionnel est entré en compte. Je suis donc arrivé à Lorient en 1982 comme entraîneur-joueur. J’avais l’opportunité d’appliquer les idées sur le jeu que j’avais en tant que joueur mais avec d’autres responsabilités. Ça a été difficile car je continuais à jouer mais c’était très enrichissant. Dès qu’on est dans le coaching, on est confronté à d’autres problèmes.
Comment parveniez-vous à trouver l’équilibre entre les deux rôles ?
C’est sûr que c’est inconcevable aujourd’hui, vu le rapport avec les joueurs, les dirigeants, le public, les médias… On se retrouve sous le feu des critiques sur les réseaux sociaux… Je n’imagine pas que l’on puisse être entraîneur-joueur aujourd’hui, c’est impossible. A l’époque, c’était faisable tant qu’on était au-dessus du lot sur le terrain, tant qu’on était en pleine possession de ses moyens. C’était le cas pour moi quand j’ai commencé à Lorient, qui était en division d’honneur, alors que je sortais de la meilleure saison de ma carrière. J’avais le niveau pour être au-dessus. C’est ce qui m’a permis de m’imposer dans un premier temps. C’est d’abord le joueur qui s’est imposé. Peu à peu, j’ai pu développer des idées. Mon niveau physique s’est ensuite mis à décliner et c’est devenu plus difficile à vivre par rapport aux joueurs mais aussi par rapport aux dirigeants, au public, à la presse...
Quand êtes-vous devenu entraîneur à plein temps ?
Après Lorient, j’ai également fonctionné comme entraîneur-joueur au Mans avant de passer entraîneur à plein temps en 1991, à mon retour à Lorient. Après un dépôt de bilan, le président m’a rappelé. La démarche changeait. Quand j’étais entraîneur-joueur, j’impulsais un certain style de jeu depuis le terrain. Je pouvais agir facilement sur le collectif, notamment par mon poste de milieu de terrain qui faisait que j’avais un impact naturel sur le jeu. Quand je suis passé entraîneur, il m’a manqué quelque chose. Il fallait formaliser les idées, mon travail d’entraîneur, et il y a eu des années de réflexion. A ce moment-là, j’ai été beaucoup inspiré par ce que faisait Arrigo Sacchi avec le Milan, dans son idée de jeu et sa structuration du travail. Il y a eu toute une démarche sur plusieurs années. Au fil du temps, j’ai développé une méthodologie à laquelle je n’ai pas trop dérogé depuis 1996, même s’il y a eu des évolutions, des adaptations, car le jeu a évolué. Mais les grandes lignes sont restées les mêmes.
« Respecter la personnalité de chacun »
Justement, comment décririez-vous les principes de votre philosophie de jeu ?
Mes grands principes ? Le collectif et le plaisir. Il y a des contraintes dans le respect du collectif, notamment tactiques, mais aussi des contraintes dans le comportement, avec une recherche de l’épanouissement personnel, du plaisir. Evidemment, ici, le rapport avec le ballon est capital parce que le plaisir de jouer repose avant tout sur les relations entre les joueurs avec le ballon. C’est comme ça que je conçois le foot. Il faut concilier les deux. Il faut qu’il y ait une stratégie commune, la formaliser à l’entraînement puis la mettre en application en match. Il faut chercher un maximum de relations entre les joueurs, ce qui passe par une proximité entre les joueurs, un bloc dense, et des relations techniques qui s’expriment par le jeu de passes, pour créer un déséquilibre. Le tout doit respecter la personnalité de chacun et faire en sorte que les qualités individuelles servent au collectif. Un bon dribbleur doit dribbler, un joueur rapide doit pouvoir utiliser sa vitesse… C’est l’harmonie générale dans l’utilisation des qualités de chacun, dans une stratégie commune, qui amène de l’efficacité.
Quelles ont été les principales évolutions de Christian Gourcuff, l’entraîneur ?
J’ai eu une chance unique à Lorient. Guy Roux était un peu dans le même cas que moi avec Auxerre. On n’a pas été des joueurs exceptionnels mais le temps nous a permis de nous imposer, de formaliser une méthodologie. Pour moi, il y a eu trois étapes à Lorient. Il y a d’abord eu la période entraîneur-joueur entre 1982 et 1986. Comme joueur et avec des idées de jeu assez générales, pas encore très formalisées, j’ai pu impulser un style qui a quand même marqué le club et le public. Il y a eu une 2e étape entre 1991 et 2001 où l’on a construit le professionnalisme. Le club était en dépôt de bilan au départ et on a pu construire quelque chose progressivement pour aboutir à deux accessions en Ligue 1, en 1998 puis en 2001. Mon travail s’est affiné sur le plan de la méthodologie, de la tactique… La meilleure saison que j’ai connue, la saison 1997/1998, avec la montée au bout, faisait d’ailleurs partie de cette période. Il y avait une osmose, un jeu collectif exceptionnel.
Qu’est-ce qui a vous a permis d’atteindre ce niveau ?
On ne sait pas trop… Je pense qu’on était avant-gardistes sur le plan du travail, sur la méthodologie, les entraînements, l’aspect tactique… Certaines choses se sont banalisées maintenant mais c’était original à l’époque. On était très en avances sur ce plan-là mais on avait aussi des joueurs de qualité. On avait le plus petit budget de Ligue 2, c’est ça qui était exceptionnel. Mais on avait pu recruter des joueurs revanchards qui se sont tout de suite trouvés dans le jeu. Il y avait une grande complémentarité mais aussi une joie de vivre, de travailler. Et les résultats ont entretenu cette cohésion au sein du groupe et du club.
« Aujourd’hui, tout est éphémère »
Pouvez-vous nous parler de ces méthodes avant-gardistes pour l’époque ?
Sur le plan tactique, on utilisait une méthodologie sur la zone inspirée d’Arrigo Sacchi. Daniel Jeandupeux l’avait également utilisée de manière remarquable à Caen. C’était assez nouveau. En plus de la zone, il y avait le pressing haut, les zones « press », le pressing à la perte de balle avec un bloc très haut. On avait cette capacité à enchaîner les premières relances très rapidement. On avait un jeu dynamique basé sur le jeu court, qui tranchait avec ce qui était mis en place plus généralement à cette époque-là.
Vous alliez évoquer la 3e étape de votre évolution comme entraîneur…
Oui, je parlerais de 3e étape avec mon retour à Lorient en 2003. Le club avait changé de structure. On n’était plus dans un système d’associations mais de sociétés, avec un mode de fonctionnement différent, sur le plan financier notamment. J’ai pu prolonger mon travail au niveau des idées, de la structuration, de la méthodologie, en gardant des anciens joueurs comme éducateurs. J’ai pu m’entourer de personnes qui partageaient les mêmes idées, ce qui a consolidé notre travail au fil des années, parallèlement à une nouvelle accession en Ligue 1 en 2006.
Serait-ce encore possible de fonctionner de cette manière actuellement ?
Difficile... Tous les éducateurs du club étaient d’anciens joueurs. J’avais Hervé Guégan comme adjoint puis Sylvain Ripoll. Chez les éducateurs, il y avait Pierrick Le Bert, Fred Rouzo, Michel Le Lay… On avait une politique technique que j’impulsais mais qui était partagée par ces garçons-là, qui l’avaient vécue en tant que joueurs. Ce sont des choses difficiles à mettre en place désormais car, même si on en a la volonté, il faut ce partage de la sensibilité au niveau de tous les éducateurs, des différentes composantes du club… Ce n’est possible qu’avec le temps et, aujourd’hui, tout est éphémère, à commencer par la position de l’entraîneur de l’équipe première, qui doit donner le cadre, l’impulsion sur le plan technique.
« Si vous attaquez n’importe comment, vous aurez du mal à défendre »
On entend parfois qu’il est plus facile pour une équipe de bien défendre que de bien attaquer…
Oui, c’est plus simple, si on veut… Mais le jeu est continu. C’est réducteur de ne parler que d’actions offensives et d’actions défensives. Aujourd’hui, on parle beaucoup de transition par exemple. C’est un concept qui a toujours existé mais on en parle davantage de nos jours. C’est la cohérence entre les deux phases, entre la phase défensive et la phase offensive, qui permet d’être efficace. Si vous attaquez n’importe comment, vous aurez du mal à défendre. Il faut anticiper l’action défensive tout en attaquant. Et vice versa, quand vous défendez, il faut avoir la capacité d’exploiter le ballon à la récupération, sinon vous êtes inoffensifs. C’est la cohérence entre les deux phases qui amène l’efficacité. Après, l’action défensive proprement dite est plus facile à mettre en place car il y a plus de stratégie que dans l’action offensive, où il y a toujours un aspect de créativité.
Comment placer le curseur pour avoir cet équilibre, cette cohérence entre phase offensive et défensive ?
C’est là que les aspects tactiques prennent toute leur importance. Il faut avoir un équilibre qui ne bride pas les capacités offensives. Il faut avoir le souci de ne pas perdre le ballon n’importe comment. Il y aussi des aspects techniques qui entrent en compte. Une bonne partie du travail tactique repose là-dessus. Pour la phase offensive, vous travaillez la créativité, les déplacements, mais aussi l’anticipation de la perte de balle pour se protéger. Et quand vous défendez, il faut avoir la capacité d’éliminer une première ligne dès la première relance. Si vous mettez le ballon systématiquement derrière, ça devient très difficile de déséquilibrer l’autre équipe…
Pouvez-vous nous parler d’un aspect du jeu de votre équipe que vous avez dû faire évoluer avec le temps ?
La grosse évolution de ces 10 dernières années, c’est le pressing à la perte du ballon. On a commencé à voir ça avec le Barça qui avait une telle maîtrise et une telle densité que les joueurs pouvaient mettre la pression immédiatement sur un adversaire qui avait été usé par la phase de récupération. Depuis, ça s’est généralisé, avec une intensité au moment de la perte du ballon qui s’est beaucoup développée. Parallèlement, la première relance, la sortie du ballon, a pris de l’importance car il faut se sortir du pressing adverse à la perte du ballon. Il y a eu ces évolutions ces 10 dernières années sur des aspects qui n’étaient pas fondamentaux. On réfléchissait un petit peu à ces choses-là mais ces problèmes de jeu sont désormais complètement présents. Voici un exemple d’adaptation. Personnellement, je me suis aussi adapté au niveau de l’organisation pendant la phase offensive.
C’est-à-dire ?
Quand on se trouve dans la moitié de terrain adverse, j’ai toujours maintenu 5 joueurs en sécurité derrière le ballon, en protection, en cas de perte. Pendant très longtemps, je préconisais d’avoir 3 défenseurs et 2 milieux de terrain pour former ce bloc, avec un latéral qui pouvait s’intégrer au milieu. Ce bloc « 3-2 » était incontournable. Mais depuis 5 ans à peu près, j’ai changé mon idée. Désormais, les 2 défenseurs centraux restent et il faut 3 joueurs au milieu de terrain pour bloquer l’espace. On a toujours ce bloc de 5 mais on est plutôt en « 2-3 », même si on s’adapte forcément au positionnement des adversaires.