Interview

Jonathan Clauss : « Un piston doit savoir tout faire »

Jonathan Clauss : « Un piston doit savoir tout faire »

Interview
Publié le 17/03 à 14:18 - Arnaud Di Stasio

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Formé à Strasbourg, Jonathan Clauss a découvert la Ligue 1 Uber Eats avec le RC Lens, à presque 28 ans. Parmi les révélations de la saison dernière, il confirme avec fraîcheur, sur le terrain comme en dehors. Entretien fleuve.

Elu meilleur latéral droit de Ligue 1 Uber Eats au terme de sa première saison à ce niveau, à presque 28 ans, Jonathan Clauss confirme avec le RC Lens. Celui qui a pris son temps pour éclore et entame seulement sa 5e saison chez les professionnels a déjà délivré 3 passes décisives et marqué un superbe coup franc en 5 matchs en 2021/2022. Formé à Strasbourg mais non conservé, il s’est reconstruit chez les amateurs avant de gravir les échelons les uns après les autres. Un parcours qui l'a mené de la froideur d’une boucherie alsacienne jusqu’à Lens en passant par l’Allemagne et une révolution psychologique.

Vous êtes arrivé dans le monde professionnel sur le tard. Est-ce que vous en avez fait un atout ?
Oui, je pense que c’est un avantage d’avoir connu quasiment toutes les catégories. J’ai pu accumuler de l’expérience à chaque niveau et j’ai souvent dû me remettre en question. J’ai mis du temps à mûrir mais lorsque j’ai débuté chez les professionnels, j’étais déjà arrivé à maturité. Et maintenant, même si j’ai 28 ans, je suis loin d’être blasé, je n’ai que 4 saisons en pro dans les jambes. C’est encore tout neuf pour moi, il n’y a pas de lassitude ou de routine !

Vous avez découvert la Ligue 1 Uber Eats il y a un peu plus d’un an. Comment s’est déroulée votre adaptation ?
Déjà, je n’ai pas eu de vacances entre Bielefeld et Lens. Enfin, j’ai coupé deux semaines mais, au niveau mental, ce n’est pas suffisant pour déconnecter. Et quand on découvre un nouvel environnement, on se pose beaucoup de questions. Il fallait apprendre à connaître tout le monde au club, entrer dans un collectif, s’adapter à une nouvelle région… Quand je suis arrivé à Lens, la préparation était déjà bien entamée donc il fallait que je refasse mon retard et, avant le premier match de championnat, j’attrape le covid… Alors que j’étais en train de me remettre à niveau physiquement, je me retrouve à l’écart du groupe et il faut tout recommencer. C’est compliqué de s’intégrer dans un collectif quand on n’y est pas même si tout le monde a été très accueillant. Il fallait ensuite que je prouve que j’avais le niveau Ligue 1 et faire face à la rude concurrence de Clément Michelin. C’est facile de se motiver mais il faut s’imposer, vite faire ses preuves, car si on n’attrape pas le bon wagon, ça peut se compliquer pour un moment, c’est la dure loi du foot.

Et vous vous êtes rapidement senti au niveau du championnat ou il vous a fallu du temps ?
Je sens que je progresse encore chaque week-end. Lors de chaque match, il faut que je m’adapte, que ce soit mentalement ou techniquement, sur le foot pur et dur. Il faut s’adapter à la façon de jouer de chaque adversaire, à ses points forts, ses points faibles… Il y a plein de paramètres que la tête doit analyser, au-delà même de la progression technique ou physique. C’est davantage au niveau de la tête que des pieds que j’ai dû m’adapter.

C’est-à-dire ?
Déjà, il est évident que le niveau de concentration exigé était nouveau. Plus on monte de niveau, plus la concentration est primordiale. En début de saison dernière, lorsque Clément Michelin s’est blessé, j’ai fait un match, puis deux, puis trois, et je me suis mis à ressentir de la fatigue physique - forcément - mais aussi de la fatigue mentale. Le lendemain des matchs, je me plaignais parfois parce que j’avais mal au crâne ou aux yeux. Je suis allé en parler au docteur car c’est la première fois que ça m’arrivait. Il fallait que mon cerveau s’adapte à ce degré de concentration, à toutes ces nouveautés, au fait d’être mis dans le bain rapidement sans avoir pu beaucoup travailler en préparation. Tout s’est vite enchaîné donc il a fallu assimiler énormément de choses d’un coup et parfois, ça peut faire mal à la tête.

« L’impact physique me faisait peur »

Ces dernières années, vous avez gravi les échelons un à un. Est-ce que vous aviez une appréhension avant de découvrir chaque nouvelle division ?
Paradoxalement, j’avais plus d’appréhension quand je jouais à un niveau plus bas. En France, de ce que je voyais à la TV, les divisions inférieures me paraissaient plus compliquées à aborder. Je me disais que dans des matchs de Ligue 2 BKT et de National, il pouvait y avoir beaucoup d’engagement physique, même chose en CFA 2. Tactiquement, ça devient compliqué à gérer. Ces étapes-là ont été les plus éprouvantes pour moi car j’avais confiance en mes pieds, j’avais confiance en ma tête, mais à ce moment-là de ma carrière, je n’avais pas du tout confiance en mon corps. L’impact physique me faisait peur. Il a fallu que je travaille énormément sur moi pour me retrouver contre des mecs d’1m90 et 90kg qui vont à une vitesse folle. Ça a été des moments durs. J’avais une grande confiance en mes qualités football mais mes doutes sur mon physique prenaient beaucoup de place. Du coup, je me faisais discret sur certains matchs. Quand il fallait aller au charbon pendant 90 minutes, je passais à côté parce que ce n’était pas mon style de jeu et que je ne faisais pas ce qu’il fallait pour exister sur ce genre de matchs. Ça me saoûlait, je n’avais pas envie. Mais après quelques années, je me suis dit qu’il fallait que je m’adapte et j’ai commencé à remporter certains duels que je ne remportais pas avant. Il y avait des duels à l’épaule où je ne me sentais pas capable d’y aller et finalement, j’en sortais gagnant. Je me suis dit : « Ah… Peut-être que finalement… ».

C’est à ce moment-là que vous signez en Allemagne…
En arrivant là-bas, j’ai senti un élan de confiance dans mon physique. J’ai réalisé que j’allais plus vite que beaucoup d’adversaires, que je tenais sur mes jambes, que le haut du corps allait mieux… Cette confiance négative dans mon corps est devenue positive. C’est là que je me suis dit : « Tu es peut-être un peu plus petit, plus frêle, mais si tu mets l’engagement, tu passeras peut-être devant ». Ça a été un déclic. Je me suis rendu compte que j’étais capable de subir pendant 90 minutes, de disputer des matchs chiants, dans le froid, sous la pluie, avec du vent, un terrain impraticable, des matchs où il faut se battre pendant 90 minutes mais je terminais en ayant pris énormément de plaisir alors que, cinq ans auparavant, je n’aurais peut-être pas mis les pieds sur le terrain.

D’où vous venait cette appréhension du duel, ce manque de confiance dans votre corps ?
Jeune, j’étais toujours plus frêle que tout le monde, plus petit. Je n’allais pas au duel car je savais pertinemment que je n’allais pas en sortir gagnant. En plus, j’étais souvent surclassé donc je me retrouvais à jouer contre des garçons de deux ou trois ans de plus. J’ai d’abord fait progresser mes pieds et ma tête, mais quand il fallait disputer un duel, c’était plus compliqué. Il m’a fallu pas mal d’années pour me rendre compte que j’avais évolué et que je n’étais plus un petit mec d’1m50 et 40kg. J’ai pris en gabarit, peut-être pas énormément mais j’ai pris, j’ai grandi, j’ai pris confiance et, avec la maturité, j’ai réalisé que j’étais désormais capable d’en faire plus.

« Je ne trouve aucune faille au 3-5-2 »

A Lens, vous vous êtes révélé dans un 3-5-2 au poste de piston droit. C’est un poste auquel vous aviez l’habitude de jouer ?
Pas vraiment. J’ai été formé ailier, je suis redescendu latéral, je suis repassé ailier… De mes 13 ans à aujourd’hui, j’ai alterné comme ça. Et la seule fois où j’ai joué piston, c’était avec Avranches, en National, avec Damien Ott. On avait commencé par jouer à 4 derrière mais le coach était passé à 5 à cause d’un certain nombre de blessures. On avait les joueurs pour, notamment 3 défenseurs centraux très bons à la relance et costauds dans les duels. Il fallait trouver un équilibre dans le groupe, faire jouer les joueurs prêtés et le 3-5-2 permettait d’exploiter les qualités de chacun au mieux. Moi, ça me plaisait car la défense à 5 me permettait d’avoir un coéquipier solide en couverture si jamais je ratais un truc donc je n’avais pas peur d’y aller. Défensivement, ce système compensait un peu ma peur du duel et, offensivement, je faisais un peu ce que je voulais, ce qui m’allait bien. Et aujourd’hui, même si on joue à 4 et qu’il n’y a personne derrière moi, ça ne me pose plus aucun problème car je sens que je peux assurer le côté défensif, le côté costaud, tout seul.

Comme le RC Lens, de plus en plus d’équipes du championnat utilisent le 3-5-2. Quelles sont les particularités de ce système ?
Déjà, derrière, c’est plus facile de défendre à 5 qu’à 4, ça réduit les espaces. Ce système permet d’être plus compact, on a moins l’impression d’être coupés en deux. Avec une défense à 4, tu as souvent un ou deux milieux qui viennent aider alors que là, tu as 5 défenseurs et 2 milieux qui travaillent ensemble défensivement, ce qui permet d’ajouter un ou deux joueurs. Devant, cette façon de jouer soulage un peu les deux attaquants. Ils doivent bien sûr participer à l’effort défensif mais sans avoir à se taper des contre efforts de 80 mètres. Collectivement, c’est plus intéressant. Et offensivement, en 4-4-2, on a 4 joueurs derrière alors qu’en 3-5-2, on ne repart qu’à 3 voire à 2 si un des défenseurs centraux monte balle au pied et déclenche l’attaque. Ici aussi, ça ajoute un ou deux joueurs dans la construction des actions. Je trouve ce système hyper complet. C’est tout bête mais c’est le système que j’utilise quand je joue à FIFA. Ça fait un moment que je joue comme ça car je ne trouve aucune faille à ce système. Tous les joueurs sont couverts, les déplacements sont bons, ça peut combiner partout car les joueurs sont proches les uns des autres… C’est un système qui peut transformer une équipe banale en bonne ou très bonne équipe.

Le poste de piston est peut-être le plus singulier du 3-5-2. Qu’est-ce qui fait un bon piston selon vous ?
Le piston doit savoir faire beaucoup de choses : courir, réfléchir, attaquer, défendre, centrer… Il doit aussi savoir s’adapter au fait qu’un milieu peut venir s’intercaler dans la défense à 3, ce qui décale un milieu ou un défenseur central en latéral et ce qui implique que le piston peut se retrouver davantage dans le cœur du jeu. C’est un poste hyper intéressant selon moi. On se retrouve souvent seul contre le latéral et le milieu excentré adverses et il faut s’en sortir. Ça passe par de la provocation en un contre un ou en un contre deux, par des déplacements pour se retrouver en meilleure situation et plus facilement en un contre un. Ça demande beaucoup de courses. Physiquement, je ne pensais que ça allait être aussi exigeant, mais ça devient naturel maintenant. C’est peut-être en Allemagne que j’ai appris à ne pas compter les efforts. Je profite davantage de ce poste de piston que je ne le subis.

Vous inspirez-vous de la façon de jouer de certains collègues ?
J’aimais beaucoup le Daniel Alves du Barça. Il jouait dans une défense à 4 mais, à la ressortie du ballon, Busquets reculait entre les deux défenseurs centraux et Daniel Alves se retrouvait très haut dans le couloir. Pendant l’Euro, j’ai été impressionné par le Néerlandais Denzel Dumfries. Ce mec, c’est n’importe quoi. Je ne regardais pourtant pas beaucoup l’Euro mais je tombe sur un match des Pays-Bas chez ma mère. J’étais fatigué, je me pose devant la TV en me disant que j’allais faire une sieste mais quand j’ai commencé à le voir jouer, ça m’a hypnotisé. Le mec était partout, c’était incroyable, à droite, à gauche… Je me demandais s’il jouait ailier, 9 ou 6. Il faisait parfois des appels en profondeur côté gauche alors qu’il était piston droit. Il avait une liberté de dingue mais, derrière lui, ça couvrait bien, ça reprenait son positionnement. Je ne connaissais pas ce joueur avant mais je me suis mis à regarder les autres matchs des Pays-Bas pour le suivre… Impressionnant. Je me suis retrouvé en lui car il attaque, il défend et il est bon techniquement. En le voyant jouer, je me suis dit que c’était moi mais en 3-4 fois meilleur. Dans le même style, il y a aussi Achraf Hakimi. Même si le PSG joue à 4 derrière, il évolue comme un piston. Le mec est là-bas dans le coin quand le PSG défend et tout là-haut sur son aile quand Paris attaque. Sans me jeter des fleurs, je pense être un bon piston, et je sors parfois d’un match en étant content de moi, mais quand je vois Hakimi, Dumfries ou d’autres, je me dis que je suis encore loin de ce que certains sont capables de faire.

« Je n’étais pas en position de réclamer quoi que ce soit »

Après un premier coup franc marqué contre Metz en mars, vous en avez inscrit un superbe contre Lorient fin août…
Celui que j’ai mis contre Metz, je ne le compte pas car le ballon avait été dévié par le mur avant de faire poteau rentrant… Pour moi, un but sur coup franc, c’est quand je frappe et que ça va dans le but sans que personne ne la touche ! C’est pour ça que je considère mon coup franc contre Lorient comme mon premier marqué en pro.

Avant Lens, vous aviez l’habitude de tirer les coups francs ?
J’ai souvent été le 2e ou le 3e tireur. Mais j’entame ma deuxième saison avec Lens, les gens savent que je suis capable de tirer les coups de pied arrêtés et j’en prends de plus en plus. J’ai souvent changé de club donc il fallait d’abord que je sois bon. Je n’étais pas en position de réclamer quoi que ce soit. Si on me demandait de tirer, je tirais mais si on ne me le demandait pas, je restais dans mon coin. Et ici, Franck Haise s’est dit que, vu ma qualité de centre, je pouvais tirer les coups francs. Au début, j’en envoyais 9 sur 10 au-dessus ou à côté. Je m’entraînais de temps en temps avec Clément Michelin puis c’est devenu un rituel toutes les semaines. Quand on l’envoie n’importe où, on se dit : « Fait chier, je ne sais pas comment tirer ! ». Puis, on rectifie les trajectoires, les angles de tir, les courses d’élan, plein de petites choses, jusqu’à trouver une routine. Au début, on subit un peu mais ça devient vite plaisant, on sent qu’on progresse et aujourd’hui, je n’ai pas peur.

Pouvez-vous nous raconter comment ça s’est passé contre Lorient ? On vous a vu discuter avec Gaël Kakuta avant de tirer…
On avait une combinaison à mettre en place avec Gaël et il me demande si on la tente. Je lui réponds : « Ouais, si tu veux », mais il a senti que je voulais frapper. Il m’a dit que je pouvais y aller si je le sentais et j’ai dit : « Ok, je le prends », ce que je n’aurais pas osé dire il n’y a pas si longtemps. J’aurais sans doute préféré tenter la combinaison, comme ça je ne prends aucune responsabilité. Mais là, peut-être parce que Gaël m’a encouragé, je me suis senti libéré et je me suis dit que tout le monde allait comprendre que j’allais frapper. Je me suis appliqué et ça a fait but. Mais ça fait un an que je travaille les coups francs.

Justement, comment travaillez-vous cet exercice précisément ?
Par exemple, avec Clément Michelin, on ne frappait pas de la même façon. Je frappe souvent enroulé alors que lui est capable d’enrouler ou de faire flotter le ballon. On a commencé par tirer de 40 mètres en essayant de faire flotter la balle un peu n’importe comment et ça allait n’importe où. Ensuite, on s’est un peu rapprochés, on a travaillé notre geste. On essayait d’enrouler, on essayait sans enrouler, on changeait l’angle de frappe. On en parlait aussi avec le coach qui nous disait de mettre le mur plus près avant de le reculer, pour voir la différence, pour voir si ça complique les choses pour le gardien adverse, s’il faut enlever un pas ou deux lors de la prise d’élan… C’était une discussion à 4-5, des droitiers, des gauchers… Si mon pote marque, je serai le premier content. Mais s’il en envoie 4 dans le mur, ça veut dire qu’il faut changer un truc. On échangeait entre joueurs mais aussi avec le staff, notamment l’entraîneur des gardiens, car tous les avis comptent.

« Je lui avais dit que si on gagnait, je lui raserais la tête »

Ce coup franc contre Lorient devient le plus beau fait d’armes de votre carrière ou ça reste votre coup de tondeuse sur Damien Ott, votre entraîneur avec Avranches ?
Ah, je suis très fier de ce coup franc mais c’est vrai qu’elle était belle celle-là (rires) ! Déjà, il faut savoir que j’ai toujours une tondeuse dans mon casier ! Mais donc, avant d’affronter Strasbourg en 8es de finale de Coupe de France avec Avranches (en mars 2017), on avait fait un pari tous les deux. Damien Ott est alsacien, comme moi, et je lui avais dit que si on gagnait, je lui raserais la tête. Il aurait pu mal le prendre mais il a accepté le pari. Et on s’est qualifiés contre Strasbourg (1-1, 6-5 tab), du coup, je lui ai passé un coup de tondeuse dans le vestiaire alors qu’il répondait à une interview de la TV ! A Lens, je n’ai encore rien fait de spécial, j’attends encore un peu mais je pense ça ne va pas tarder (rires) !

Pour revenir sur votre parcours, quel impact a eu le fait de ne pas être conservé par le RC Strasbourg Alsace sur ce que vous êtes devenu ?
En tant que joueur, ça m’a fait mal. Mais avec le recul, ça m’a fait énormément de bien, que ce soit pour le footballeur ou pour l’homme. Ce matin, j’ai vu une vidéo de l’humoriste Roman Frayssinet qui disait que, pour réussir, il fallait passer par des échecs. Quand tu tombes, il faut te relever. Parfois, ce n’est pas possible mais si tu te relèves, tu as déjà réussi. Au moment où Strasbourg ne m’a pas conservé, je pense que j’atteignais une limite dans le foot. J’étais bien, dans mon confort. J’étais souvent surclassé, je jouais et je pensais qu’il ne pouvait rien m’arriver. Je ne m’en rendais pas compte mais je n’avais peut-être plus autant envie de progresser, j’étais peut-être trop tranquille. Quand on m’a annoncé qu’on ne me gardait pas, ça m’a détruit sur le coup mais ça m’a aussi permis de tomber et de pouvoir me relever. J’étais déçu mais j’ai pu réaliser que si je voulais continuer à jouer au foot, il fallait que je fasse passer le plaisir avant.

C’est-à-dire ?
En centre de formation, on ne pense qu’aux performances, la pensée est un peu robotisée. Tu t’entraînes tous les jours, tu as ton match le week-end mais personne ne te demande si tu es content. Après Strasbourg, c’est moi qui prenais les commandes. Et c’est là que je me suis retrouvé, à travers le plaisir que je pouvais prendre sur le terrain. Je n’allais plus au foot avec la pression, en me disant : « Il faut que je sois bon ». Bien sûr qu’il fallait que je sois bon mais j’allais au foot pour kiffer pendant 90 minutes, sans pression, à un niveau largement à ma portée… Et je me suis régalé. Sur ces matchs-là, je prenais plus de plaisir et je me découvrais, je n’avais plus peur de rien. Je tentais des trucs, ça marchait… Le foot était devenu un truc banal dans ma vie et j’ai retrouvé un cercle vertueux, où le plaisir amenait plus de confiance, la confiance plus de plaisir et ainsi de suite… Je grimpais de niveau et il a fallu prendre une décision d’homme alors que j’étais en 6e division allemande. Est-ce que je retourne en France ? Si je signe en CFA, qu’est-ce que je vais y faire ? Si tu veux te montrer, tu as intérêt à être bon. Et pour être bon, il faut gagner en maturité parce que, sortir tous les week-ends, c’est bien beau, mais tu ne progresseras en rien si tu disputes un match en étant encore fatigué de la veille, tu ne montreras rien. Et derrière, je fais une bonne saison à Raon-l’Etape en CFA2, notamment parce que je m’étais calmé sur certaines choses, que j’avais progressé sur d’autres aspects.

« Je devais séparer des saucisses accrochées les unes aux autres »

Et ensuite, vous signez en National…
Oui, on est en 2016 et l’opportunité de signer à l’US Avranches se présente mais il faut traverser la France d’Est en Ouest, prendre un appartement. Je me suis demandé : « Qu’est-ce que tu fais ? Est-ce que tu te sens assez grand ? ». Si tu pars loin de chez toi, il faudra assumer. Je pense avoir vécu ce que beaucoup de gens vivent mais avec du retard. A 20 ans, mes potes avaient déjà un travail, un appartement, alors que moi, lorsque j’étais seul, je ne savais même pas comment me faire à manger. C’est triste mais c’est vrai. Il a fallu grandir, se rendre compte que j’en étais capable. Je n’avais pas confiance en moi sur plein de choses. Dès que ça sortait du foot, j’avais l’impression de ne rien savoir faire. Le plus dur, c’était d’avoir l’impression de ne rien pouvoir faire si je ne réussissais pas dans le foot. Et c’est sûrement pour ça que je me mettais la pression au centre de formation. Je me disais que si je ne réussissais pas dans le foot, j’étais mort. Je ne savais rien faire d’autre, rien d’autre ne m’intéressait.

Pas même les études de STAPS que vous avez débutées après avoir quitté Strasbourg ?
C’était un choix par défaut. Heureusement, j’avais des facilités à l’école mais là aussi, c’était compliqué. J’essayais de me convaincre que travailler plus tard comme prof de sport, ça allait me plaire. Je me mentais mais il fallait bien trouver une motivation pour aller à la fac. Avec ces trois ans de licence, je repoussais l’échéance. Je me disais : « On ne pourra pas te dire que tu ne fous rien ». J’apprenais vite et j’avais de bonnes notes donc ça embellissait un peu mes journées mais, même en insistant, je n’arrivais pas à envisager mon avenir là-dedans. Et quand je me renseignais à droite ou à gauche sur un autre métier, je me disais que ça pourrait m’intéresser une journée et c’est tout. Je ne me voyais pas faire la même chose tous les jours pendant 40 ans, travailler de 8h à 16h dans un secteur qui ne m’intéresse pas. Jouer au football toute la journée, ok, mais sinon, je me connais, je sais que je me lasse vite. Je m’imaginais aller de travail en travail, sans avenir. En retournant dans le football amateur après le centre de formation, je n’avais plus cette pression. Je faisais de l’intérim en parallèle pour bosser un peu mais ma seule stabilité, c’était le foot. C’est ce qui me maintenait.

A quoi ressemblait votre vie à cette période ?
J’avais un petit « fixe » au foot mais rien d’énorme donc c’était l’occasion de gagner un peu de sous. Je suis allé ouvrir mon premier compte en banque à 18 ans, ce qui est un peu tard par rapport à beaucoup. Je n’avais pas spécialement besoin d’argent car je vivais avec mes parents, je ne réclamais rien. Je pouvais avoir besoin de 20 euros pour sortir avec mes amis mais c’est tout. Je me suis donc mis à travailler à côté du foot et cette vie ne me dérangeait pas plus que ça. Avec l’intérim, je n’avais pas d’horaires fixes. Parfois, je travaillais entre 7h et 13h puis j’allais au foot et je voyais mes potes. Parfois, je m’entraînais et j’allais travailler de nuit, notamment dans un centre de tri postal. Sinon, j’ai aussi bossé comme magasinier mais ce qui m’a le plus marqué, c’est mon passage dans une boucherie. Je me levais à 4h du matin, il faisait froid… En plus, j’avais une horloge juste en face de moi, c’était ça le pire. J’avais un comptoir en métal et, avec un couteau, je devais séparer des saucisses accrochées les unes aux autres pour en mettre 10 dans un sachet en plastique, le refermer, et ainsi de suite. Je regardais l’horloge et je voyais l’heure qui n’avançait pas. Je me disais : « C’est impossible, je ne peux pas faire ça ». Franchement, je respecte énormément les gens qui ont un CDI là-dedans et qui font ça toute leur vie... Mais moi, je ne pouvais pas continuer comme ça, j’allais me tirer une balle ! J’ai dit stop. Et j’en ai fait des trucs… Il m’est aussi arrivé de distribuer des prospectus. Parfois, je demandais à ma mère de me donner un coup de main. Je n’avais aucune motivation, je me disais juste qu’il y avait un peu d’argent au bout. Horrible… Mais ça m’a aussi aidé à me prendre en main. Si je voulais me montrer et faire carrière dans le foot, il fallait progresser et m’organiser. C’est là que j’ai commencé à avancer étape par étape, à grandir, à arrêter de faire le con et de me comporter comme un enfant. Il fallait changer d’hygiène de vie pour augmenter mes chances d’arriver là où je suis aujourd’hui. Il fallait prendre des décisions, assumer. Si tu n’y arrives pas, réessaie.

« J’étais au fond du gouffre »

Pour revenir à ces dernières saisons, vous avez vécu un été 2018 mouvementé…
Ah ça, oui ! Après ma saison à Quevilly en Ligue 2 BKT, mes agents de l’époque m’avaient fait miroiter une signature en Serie A ou en Serie B, un super contrat en Ligue 1 Uber Eats… Quevilly me proposait de prolonger mais j’avais préféré patienter car le club avait été relégué en National et que j’estimais avoir le niveau Ligue 2. On arrive à la fin du mois d’août et mes agents me disent qu’ils sont allés en Italie pour modifier des détails sur un futur contrat avec le Hellas Vérone (tout juste relégué en Serie B)… Au bout de trois allers-retours pour aller changer des détails du contrat alors qu’il y a les ordinateurs et les e-mails, je me dis que c’est bizarre ! Je finis par appeler un de mes agents pour lui demander d’arrêter de tourner autour du pot et me dire ce qu’il se passe. Il me répond que le club attend encore mais je ne le crois plus. C’est là que je reçois l’appel de Laurent Menel, une connaissance de Strasbourg, qui prend de mes nouvelles. Il me dit qu’il connaît bien le capitaine du Hellas Vérone, qu’il est proche du staff et qu’il va lui demander de se renseigner. Le capitaine lui dit qu’il avait entendu parler de moi mais que je faisais seulement partie d’une liste et que le Hellas n’allait pas me proposer de contrat ! Je rappelle mes agents pour leur dire que notre collaboration s’arrête là.

Comment vous retrouvez-vous à signer quelques jours plus tard à l’Arminia Bielefeld, en D2 allemande ?
Au milieu de ma saison à Quevilly, Bielefeld s’était intéressé à moi. Ils cherchaient un latéral et, comme je jouais désormais ailier à QRM, ils ont abandonné la piste. On est à la fin de l’été, tous les clubs ont repris et Laurent Menel me parle du Dinamo Brest, un club biélorusse qui a Diego Maradona pour président ! Enfin, ça, c’était sur le papier car il était président du club mais de loin… Je me dis que je n’ai pas fait tout ça pour rien et que je peux toujours aller voir. Je fais une semaine d’essai et ça se déroule bien même si je n’étais pas très en forme puisque je ne m’étais pas entraîné depuis deux mois, que je sortais tous les soirs… Mon profil semble leur convenir et je repars donc en France le vendredi pour récupérer des affaires avant de revenir en Biélorussie le dimanche. Mon vol était à 17 heures et, à 11 heures, je reçois un coup de fil de Laurent qui m’annonce que le coach a démissionné. Il voulait les pleins pouvoirs sur le recrutement et s’était embrouillé avec les dirigeants. Là, je me dis : « C’est bon, j’arrête le foot. » Je ne voulais pas le montrer mais j’étais au fond du gouffre. Ma mère était en stress total. Il y avait de la tristesse, de l’incompréhension… Je ne m’étais pas arraché tous les ans pour que ça se finisse comme ça, sans rien. Je voulais rappeler Quevilly pour leur demander de revenir. Un peu plus tard, je vois que Laurent essaie de me rappeler mais je n’ai plus envie de répondre, je verrouille le téléphone. Je laisse tomber. Ma mère veut que je réponde mais je lui dis que ça ne sert à rien, que je n’ai pas envie d’entendre ses excuses, mais elle finit par décrocher après une quinzaine d’appels. J’entends Laurent crier : « Purée, pourquoi Jonathan ne répond pas ? Ça fait une demi-heure que j’essaie de le joindre ! ». Elle lui explique que je ne suis pas bien, que je veux arrêter le foot. Si c’est pour aller jouer dans je ne sais quel championnat exotique, ça ne sert à rien, ce n’est pas ça que je voulais. Ma mère me passe le téléphone et j’entends : « Tu ne vas pas arrêter le foot. Bielefeld vient de me contacter car leur latéral droit s’est blessé. Ils veulent te prendre une semaine à l’essai ». Et là, en une fraction de seconde, j’ai vu l’éclaircie et je savais que ça allait le faire. Je le sentais trop bien. Je me lève, je prépare mes affaires, et ma mère me demande où je vais. Je lui réponds que je pars à Bielefeld parce que j’ai entraînement le lendemain matin ! Je ne savais même pas où j’allais dormir !

Et comment ça se déroule une fois sur place ?
Au départ, je devais faire un essai de trois ou quatre jours. Ça a vite été prolongé de quelques jours mais, au bout d’un moment, je commence à m’impatienter. J’ai le week-end libre car l’équipe joue en coupe et l’entraîneur vient me voir pour me parler du programme de la semaine suivante. Il me dit que je peux aller récupérer mes affaires le lendemain. Je lui demande : « Mais quelles affaires ? ». Et il me répond : « Tes équipements ! Pour nous, c’est bon. Si tu es d’accord, on signe le contrat ». Purée, je l’avais fait… Je savais que j’entrais dans une autre catégorie. La D2 allemande, c’était une vraie progression, j’entrais dans le vif du sujet. En plus, j’ai de la chance, mon contrat est validé par la ligue très rapidement et le lundi soir suivant, je joue à Hambourg devant presque 60 000 personnes. Incroyable. Je suis passé de rien du tout à jouer au Volksparkstadion en 10 jours. Là, j’avais gagné. Je savais qu’avec la rigueur allemande, avec les valeurs que m’avaient données mon père, qui est très droit, j’allais me plaire. Je savais que je n’avais plus qu’à suivre le mouvement, que j’allais progresser. Et c’est ce qui s’est passé. J’ai vécu deux superbes saisons en Allemagne, avec un super public. C’est aussi pour ça que j’ai signé à Lens d’ailleurs. J’aime trop le monde dans les stades, le bruit, les grosses ambiances. Après Bielefeld, Lens, c’était le deuxième plan parfait ! Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter ça… Et là, on va avoir le derby Lens-Lille à Bollaert, extraordinaire…

Pour terminer, les supporters lensois ont créé un hashtag pour réclamer ta présence en équipe de France et Didier Deschamps a joué plusieurs fois avec une défense à 3 et des pistons ces derniers mois, notamment lors du dernier match des Bleus contre la Finlande. De quoi vous donner des idées ?
Si on me considère comme un piston pur et dur, ça peut être un avantage puisque c’est mon poste… Certains journalistes en parlent, j’ai de belles stats, ce qui m’a permis de faire partie de l’équipe-type des Trophées UNFP la saison dernière, mais je ne crois pas être légitime pour parler de ça. Avant, personne n’en parlait. Puis, on m’en parlait de temps en temps. On a dit qu’il fallait que je fasse une bonne saison, puis que je confirme… Je ne joue pas pour être appelé en équipe de France, je pense à prendre du plaisir avant tout. Si un jour, je suis convoqué, ce sera la cerise sur la cerise sur le gâteau ! Il y a quelques années, je ne m’imaginais pas dans un club comme Lens, en Ligue 1 Uber Eats, alors… Je ne vais pas crier sur tous les toits : « Oh Didier, quand est-ce que tu m’appelles ? C’est un scandale si je ne suis pas en équipe de France ! ». Je ne me permettrai jamais. En revanche, quand je regarde mes performances et que je vois que les Bleus jouent parfois à 3 derrière, avec des pistons, je me dis que j’ai une chance d’y être. Je suis obligé de me dire ça, sinon, ça veut dire que je n’ai pas envie, que je ne me fixe pas d’objectifs. C’est un objectif vague mais un objectif, surtout si ça correspond au système dans lequel j’évolue actuellement. Maintenant, ce n’est pas moi qui fais les listes, ni les journalistes. Mais plus on m’en parle, plus je me dis : « Pourquoi pas ! »