Smaïl Bouabdellah.
Interview

Smaïl Bouabdellah : « J'aurais pu être jardinier pour aller au stade »

Smaïl Bouabdellah : « J'aurais pu être jardinier pour aller au stade »

Interview
Publié le 27/01 à 10:55 - NM

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Smaïl Bouabdellah est à 39 ans l’une des voix les plus connues des suiveurs de la Ligue 1 Uber Eats. Le commentateur phare de Prime Video se livre sur son amour pour le championnat de France, ses heures passées à préparer ses fiches, sa vision de son métier ou encore la répartition des tâches à l’antenne.

Vous êtes passé de beIN SPORTS à Téléfoot puis Prime Video. Pouvez-vous nous raconter la différence de traitement qui peut exister entre différentes chaînes ?
Je n'en vois pas. Je n'ai jamais changé ma façon de traiter l’information, le football et la Ligue 1 Uber Eats. Que ce soit à beIN Sport, Téléfoot ou, aujourd’hui, chez Prime Video, on m’a toujours dit d’être naturel. Les gens souhaitent que je travaille sur la Ligue 1 parce qu’ils savent que j'adore le championnat de France. Au-delà de le mettre en valeur, car ça voudrait dire que j’occulte tout ce qui ne va pas, ma ligne directrice est de ne parler que de foot. Je ne suis pas éditorialiste, je suis là pour parler de ce que je vois. Depuis mes débuts, j’ai la chance d’avoir des chefs qui me font confiance, qui apprécient ma vision du foot et mon amour de la Ligue 1. Je n’ai jamais eu de consignes particulières, j’ai toujours fait les choses de manière naturelle. Et j’ai l’impression que c’est ce que les gens aiment.

Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur la ligne éditoriale de Prime Video ?
On parle vraiment de foot pur. On ne s’intéresse qu’au foot, on le décrypte et on l’analyse. On n’est pas là pour savoir quelle est la marque de la voiture d’un joueur ou ce qu’il fait en dehors. Ce n’est pas ce qu’on me demande. Les téléspectateurs se moquent de mon avis, ils veulent simplement regarder leur équipe jouer. Mon rôle n’est pas non plus de survendre le championnat. Mais j’essaye de donner le maximum de clés aux gens pour qu’ils puissent se faire un avis, et surtout qu’ils passent un bon moment devant leur passion. Je laisse aussi le consultant donner le plus de précisions et d’analyses possible.

Qu’est-ce que représente le championnat de Ligue 1 Uber Eats pour vous ?
C’est mon quotidien, ma vie. Ça occupe toutes mes semaines. Je lis tous les matins les journaux, je regarde différentes émissions de foot… S’il y a un Real Madrid-FC Barcelone qui n’est pas en même temps que la Ligue 1, je vais le regarder, mais je préfère voir les équipes françaises. C’est le championnat qui représente ma vie de passionné de foot. Je le regarde depuis que j’ai six ans. Et il représente aussi une certaine forme de nostalgie, puisque le club que j’aime, le Racing Club de France, n’y est plus depuis 1989.

« Le journalisme n’est qu’un prétexte pour être au stade tous les week-ends »

Quels sont vos souvenirs les plus marquants de Ligue 1 Uber Eats ?
J’en ai plein. Quand j’étais petit, j’allais très souvent en vacances en Bretagne, du côté de Pornic ou de l'île de Groix, et j’en profitais pour voir le premier match de la saison à Nantes ou à Lorient. Après, mon premier grand souvenir, c’est la lutte pour le titre en 1989/90. Je connais la saison par cœur : le sombrero et la talonnade de Chris Waddle face à Joël Bats, le pénalty manqué de Jean-Marc Ferreri face à Gaëtan Huard lors de Bordeaux-Marseille… Je me souviens aussi de Piet den Boer, un attaquant dont j’adorais le nom à Bordeaux, puis des débuts de Zinédine Zidane. Mais le premier joueur que j’ai aimé, c’est Chris Waddle. Ensuite, en tant que journaliste, je n’ai pas un souvenir précis, mais les soirées multiplex à beIN SPORTS avec Élie Baup m’ont énormément touché. Élie, c’est un ami, un grand frère, et même mon maître.

Depuis Téléfoot, on vous a davantage découvert dans le rôle de commentateur. Est-ce que c’est quelque chose qui vous trottait dans la tête depuis longtemps ?
C’est la raison pour laquelle j’ai fait ce métier. Je n’ai pas fait des études de journalisme pour devenir journaliste, mais pour pouvoir commenter les matchs de foot. Le journalisme n’est qu’un prétexte pour être au stade tous les week-ends. Maintenant, j’aime le métier de journaliste mais, à la base, c’est le foot qui me passionne. Si j’avais dû faire stadier, ambulancier ou jardinier pour pouvoir être au stade, je l’aurais fait. Donc, quand j’ai commencé à être journaliste, un métier dont je n’ai jamais rêvé, mon objectif a tout de suite été de commenter les matchs. Je le répète, j’ai fait ce métier uniquement pour cette raison. Si demain je ne commente plus de matchs ou je ne travaille plus pour une chaîne foot, j’arrêterai d’être journaliste.

C’est donc grâce à Téléfoot que vous avez réussi à accéder au poste dont vous rêviez ?
C’était une formidable opportunité. Quand Jean-Michel Roussier m’a appelé pour me faire confiance en tant que commentateur, qu’est-ce que je pouvais lui dire à part merci ? Même aujourd’hui. S’il ne m’avait pas donné les clés, est-ce que je serais commentateur ? Donc, je le répète : merci Jean-Michel Roussier. Après, je remercie aussi Alex Green et Pedro Garcia d’avoir cru en moi dès le lancement de Prime Video et de me laisser continuer sur cette lancée. C’est génial.

« Je veux que le téléspectateur puisse se faire sa propre analyse »

Quelle est votre définition du métier de commentateur ?
C’est accompagner le téléspectateur et lui faire passer un bon moment de plaisir, mais aussi d’information. Je suis là pour donner les informations les plus pertinentes. Expliquer qu’un joueur à manger dans un restaurant et que l’addition était salée, ce n’est pas intéressant. En revanche, expliquer comment un joueur s’organise pour manger quand son équipe joue à 13h, cela apporte une plus-value car il y a une préparation particulière. Je veux que le téléspectateur puisse se faire sa propre analyse du match en ayant des éléments concrets.

A l’inverse, qu’est-ce que vous voulez éviter à tout prix ?
Si un joueur tire un pénalty au-dessus à la 90e minute, les gens n’ont pas besoin de moi pour voir qu’il a raté. Je ne suis personne pour accabler les joueurs. Mon rôle, c’est d’apporter des explications. C’est-à-dire de détailler les statiques du joueur sur cette phase de jeu, de savoir si le gardien avait travaillé les pénaltys avec son staff, etc. Il faut apprendre des choses aux abonnés en ajoutant de la passion et des émotions. Je pars du principe que la personne qui se pose devant un match le week-end, elle a travaillé toute la semaine et c’est son moment de plaisir. Si je commence à commenter le match en disant que l’affiche n’est pas terrible et qu’on risque de s’ennuyer, alors que l’abonné veut tranquillement regarder son équipe jouer, ce n’est pas possible. Quand une personne regarde un match, que son équipe soit première ou dernière, c’est un moment plus important pour lui que l’affiche à venir de Ligue des champions, donc il faut toujours apporter la même passion.

La data influence-t-elle beaucoup votre travail pendant les matchs ?
Je partage très peu de statistiques, je suis davantage dans la passion et dans la tactique. Je donne seulement les statistiques phares (les meilleures attaques, les meilleures défenses, les résultats à domicile et à l’extérieur). Par exemple, quand une équipe marque souvent sur les coups de pied arrêtés, mon rôle, c’est de donner la stat ou d’expliquer leurs combinaisons ? Moi, je pense que c’est d’expliquer leurs combinaisons. Ça veut dire que pour apporter ces informations, je vais essayer de voir un entraînement au cours de la semaine, je vais contacter l’entraîneur et les joueurs. Et je vais le retranscrire le week-end, sans trahir certains secrets. Ça me permet de bien préparer les matchs. Je sais que je suis moins dans la data que d’autres commentateurs. Certains peuvent penser que je suis trop dans la tactique et dans l’émotion, mais à l’inverse je trouve que certains sont trop dans la data. Il faut trouver un juste milieu. Une passe doit être bien dosée, c’est pareil pour l’utilisation des statistiques.

« Je passe près de 10 heures à préparer une rencontre »

Comment préparez-vous vos matchs ?
Je m’organise en plusieurs phases. Il faut savoir qu’à chaque début de saison, je fais une fiche pour chaque équipe avec des détails sur les joueurs. Je note l’âge, la taille, le poids, la carrière, des anecdotes et des statistiques. Comme ça, je sais où est passé le joueur, ce qu’il a fait, etc. J’ai 20 fiches d’environ 25-30 joueurs. Je mets entre trois et quatre heures à préparer ces fiches, mais après, je suis tranquille pour le reste de la saison. Concernant un match, je prépare d’abord les grandes lignes : les enjeux, les séries en cours, les organisations tactiques… Ensuite, je fais une fiche sur le match qui me prend trois heures. Quand je dois commenter un match le samedi ou le dimanche, je commence à me mettre dedans dès le mercredi. Je compare mon organisation à celle d’un staff technique. Le lundi, c’est la journée de repos. Le mardi après-midi, il faut commencer la mise en place tactique, et ainsi de suite. A côté de ça, je revois également le match précédent de chacune des deux équipes. Si l’une a changé de tactique dernièrement, je vais revoir plusieurs matchs. Au total, je passe près de 10 heures à préparer une rencontre que je vais commenter.

Quelles sont les configurations de match les plus difficiles à rendre vivantes ?
Les huis clos, ce n’est pas facile ! Il n’y a pas l’émotion du public et les joueurs ont une attitude différente. C’est difficile de parvenir à créer un emballement autour du match. Quand les deux équipes ne parviennent pas à franchir le milieu de terrain, c’est aussi plus compliqué de l’enjoliver. A l’inverse, quand un match va à 200 à l’heure tout le temps, je suis content quand il y a une pause. Ça m’arrive de dire : « Ouf ! Je vais pouvoir respirer et boire un peu ». Mais j’adore ça. Puis, dans les matchs où il y a des moments de flottement, c’est l’occasion d’apporter des analyses aux téléspectateurs. Si le match devient fermé, c’est peut-être parce que les deux équipes sont bien placées tactiquement. Il faut toujours essayer de décrypter ce qu’il se passe sur le terrain.

Comment se fait la répartition des tâches lorsqu’on est plusieurs à l’antenne ? Avec son consultant et le journaliste bord terrain ?
Le commentateur, il est là pour mettre en valeur le consultant. La parole la plus importante, c’est celle du consultant car c’est celui qui a joué au football et qui va apporter son analyse. Quand Mathieu Bodmer, Thierry Henry ou Benoît Cheyrou vous dit qu’un joueur est bien positionné, c’est plus intéressant que si c’est moi qui l’explique. Je dois tout faire vis-à-vis du consultant pour qu’il soit dans les meilleures conditions pour pouvoir apporter son expertise. Quand il y a une action ou un but, je parle et je laisse ensuite l’émotion du public. Ensuite, au moment où il y a les ralentis, je me tais et je laisse la parole au consultant. Je peux aussi lui poser une question. Concernant, le journaliste bord terrain, son rôle est plus dans le ressenti et dans la description des émotions au plus près du terrain.

« Je pars du principe qu’on commente le match à trois, pas à deux »

C’est-à-dire ?
C’est celui qui est le plus proche des joueurs. Il doit nous partager l’atmosphère du match. Pour moi, le journaliste bord terrain qui nous dit uniquement qu’il va y avoir tel ou tel changement et trois minutes de temps additionnel, ça n’a aucun intérêt. Je le vois sur les caméras. En revanche, quand il t’apporte, en plus de ça, sa vision sur un joueur, son ressenti sur l’état physique d’une équipe ou les consignes d’un entraîneur, le réalisateur va l’écouter et faire un gros plan sur la situation en question. C’est important. Je pars du principe qu’on commente le match à trois, pas à deux.

Qu’est-ce qui fait un bon duo commentateur-consultant ? Et comment créer une complicité au sein du binôme ?
Je pense que c’est aux téléspectateurs qu’il faut le demander. Ce que je peux dire, c’est que je suis un privilégié. Je travaille avec des gens compétents et qui travaillent sur les matchs qu’ils vont commenter. Que ce soit avec Mathieu Bodmer, Thierry Henry ou Benoît Cheyrou, je me retrouve avec des joueurs qui ont fait des belles carrières et qui n’hésitent pas à partager leurs expériences. Après, je n’ai pas eu besoin de créer de complicité avec Benoît, c’est un ami d’enfance et si on pouvait être tous les jours ensemble, on le ferait. Avant, j’allais le regarder travailler et, maintenant, on travaille ensemble, c’est magnifique. Après chaque week-end, on voyage avec la personne avec laquelle on va commenter le match, on mange ensemble et on parle essentiellement de foot, donc ça permet d’instaurer un début de complicité.

Il paraît que Mathieu Bodmer est incollable, vous arrivez à rivaliser un peu ?
Pour la première fois en début de saison, je crois que j’ai réussi à lui faire découvrir un joueur : Valentín Barco. C’est un jeune latéral gauche de Boca Juniors qui a 17 ans. Il joue essentiellement chez les jeunes, mais ça va devenir un top joueur. Sinon, Mathieu est injouable ! Il regarde tous les matchs de n’importe quels championnats. Thierry et Benoît ne regardent pas les matchs du championnat de D2 de Moldavie comme le fait Mathieu, mais ils regardent tous ceux de Ligue 1 Uber Eats et de Ligue 2 BKT. Ils connaissent vraiment tous les joueurs. C’est la force de notre équipe, tout le monde travaille, il n’y a que des passionnés. Pour progresser dans sa connaissance du foot, il n’y a pas mieux.

« Je préfère me laisser porter par le match »

Pour revenir à votre rôle de commentateur, les lancements sur les prises d’antenne, les envolées sur les buts… Est-ce que ça vous vient naturellement ou il y a un peu de préparation ?
Je n’écris rien. Je ne sais pas commenter en écrivant des phrases à l’avance. Grâce à tout le travail de préparation que je fais en amont, je peux me permettre d’improviser dès la prise d’antenne. Je ne me vois pas écrire des phrases types pour les buts. Un joueur qui met une bicyclette à la 95e minute ou un coup du foulard qui permet à son équipe de mener 4-3, c’est imprévisible, je ne peux pas l’annoncer de façon robotisée. Je ne veux pas commenter en ayant anticipé des accroches, je préfère me laisser porter par le match. Je parle de la même façon à l’antenne qu’au quotidien.

On sait que vous aimez les gestes techniques. Est-ce important de se distinguer par un style reconnaissable ?
Je sais que je suis plutôt enjoué à l’antenne, mais ce n’est pas travaillé. Je ne me suis jamais dit : « Je vais être le spécialiste des gestes techniques ». J’en parle parce que j’aime ça. Si dans un match, il n’y a pas de dribble, je ne vais pas les inventer. Je ne crois pas avoir d’expressions que je répète de match en match.

Est-ce qu’il y a certains matchs où vous devez vous modérer par rapport à vos liens avec un club ou même certains joueurs ?
J’arrive à faire la part des choses. Je suis ami avec plusieurs joueurs, à l’image de Ryad Boudebouz. Ce n’est pas un secret. Si Ryad fait un mauvais match, je ne vais pas dire qu’il est bon. Ce ne serait pas professionnel. En revanche, quand il va entrer en jeu, il peut m’arriver de dire : « Enfin ! ». Mais je ne fais de mal à personne en disant ça. Je suis proche d’autres joueurs en Ligue 1 Uber Eats et j’en connais certains depuis qu’ils sont enfants, car j’ai pu être leur éducateur au Racing Club de France. Mais je pense qu’on ne peut pas le percevoir en m’écoutant à l’antenne.