Interview

Dans la tête de Ruben Aguilar : L'interview 100% mental

Dans la tête de Ruben Aguilar : L'interview 100% mental

Interview
Publié le 11/03 à 09:16 - Arnaud Di Stasio

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Comment son parcours tortueux l’a forgé, ses superstitions, l’influence de Bollaert, le chômage, la vie privée et bien sûr la Bolivie… Entretien 100% mental avec Ruben Aguilar, le piston droit du RC Lens.

Avant de signer ton premier contrat pro à l’AJ Auxerre, à 21 ans, tu n’as pas eu un parcours des plus linéaires…
C’est sûr ! Pour faire rapide, j’ai été formé au GF38 mais alors que j’ai 18 ans, le club dépose le bilan (dernier de Ligue 2 BKT à la fin de la saison 2010/2011, le club est rétrogradé administrativement en CFA 2). Je pars alors à l’AS Saint-Étienne, où je signe deux ans comme stagiaire pro, mais à la fin de mon contrat, je ne suis pas gardé et je me retrouve sans club… Du coup, j’appelle Olivier Saragaglia, qui avait été mon coach à Grenoble. Le GF38 venait de remonter de CFA 2 à CFA mais son groupe était déjà plus ou moins au complet pour la saison. Le coach accepte que je revienne mais il faut que je sois au chômage, avec un petit complément, un peu de liquide qu’on me donnera à côté.

Ça signifie que tu t’es retrouvé à devoir pointer à Pôle emploi ?
Exactement ! J’ai dû faire 4-5 rendez-vous à Pôle emploi. Ce n’était pas la folie, pas la joie… Ça te remet les pieds sur terre quand tu te retrouves au milieu de personnes âgées, de personnes dans le besoin… Ça a été une prise de conscience. Je me suis dit : « Ah ouais, c’est ça la vraie vie… » J’ai toujours cru en mon rêve de devenir footballeur professionnel mais à ce moment-là, mon rêve était loin… Dans une période comme ça, il faut être bien entouré car ce n’est pas simple.

Et ensuite ?
Je vivais donc en colocation avec mon meilleur pote à Grenoble et la saison se passe plutôt bien. Au début, je joue avec la réserve, en DHR, avec match le dimanche à 11 heures, puis j’intègre l’équipe première. Et à la fin de la saison, Jean-Luc Vanucchi, l’entraîneur de l’AJ Auxerre, me repère lors du dernier match, contre Martigues, et il m’offre la possibilité de signer mon premier contrat pro ! A la fin du match, c’est un agent qui est venu me voir et je n’y croyais pas du tout mais à la reprise, j’étais bien avec l’AJA, en Ligue 2 !

« Je prenais plaisir à aller jouer le dimanche à 11 heures »

Après des années à viser le monde pro, à Grenoble puis à Saint-Étienne, dans quel état d’esprit étais-tu lorsque tu t’es retrouvé à jouer en DHR ?
Ce qui est fou, c’est que je prenais plaisir à aller jouer le dimanche à 11 heures, même si, la veille, pendant que mes potes sortaient, je restais à la maison. Ce n’était pas toujours simple car à 19-20 ans, on a envie de sortir avec ses potes. C’est dur de se priver quand on sait qu’on va jouer en réserve le lendemain, mais je faisais en sorte de garder cette rigueur. J’ai toujours su garder la bonne direction et, avec un peu de chance, forcément, ça a payé.

Par rapport à des joueurs qui ont suivi un parcours classique « centre de formation puis contrat pro », est-ce que tu estimes que le fait d’avoir galéré t’a forgé un mental plus fort ?
Bien sûr. J’ai toujours eu cette détermination, cette envie de ne jamais rien lâcher, mais encore plus après tout ça. Quand j’ai eu la chance de signer mon premier contrat pro, je me suis dit : « Voilà, tu as travaillé, tu es récompensé. Maintenant, il va falloir faire encore plus. » Pour moi, le travail paie toujours, quel que soit le domaine. Par exemple, mon frère se lève à 5 heures du matin et bosse jusqu’à tard le soir. Et bien, il est passé directeur de sa boîte. C’est bête mais quand on travaille dur, on est récompensé.

« Plein de petits détails t’aident à te sentir fort »

Au RC Lens, qu’est-ce qui est mis en place pour aider les joueurs sur le plan mental ?
On a un préparateur mental qui vient au club une fois par semaine. C’est quelqu’un de très bien, qui nous accompagne, à travers des rendez-vous collectifs ou individuels. Ce n’est pas obligatoire. Mais si tu as envie d’être suivi mentalement, c’est possible. J’ai été sensible à ce genre de démarches il y a quelques années, notamment à Monaco où on fonctionnait pareil, mais j’en ressens moins le besoin maintenant que je suis plus expérimenté. Mais si je sens que je suis un peu moins dedans, que j’ai un coup de moins bien, je vais aller discuter pour voir sur quels détails bosser pour rattraper cette petite différence-là. Depuis que je suis à Lens, j’ai dû faire 2-3 rendez-vous avec lui.

As-tu des exemples de discussions à nous donner ?
On peut parler de la vie privée, du foot bien sûr, de certains rituels… Il y a tout un tas de petites choses qui peuvent nous donner confiance : des repères, des phrases… Le but, c’est de se sentir bien, de se sentir fort, et d’avoir confiance en soi surtout. Après un mauvais match, une erreur, ça peut arriver de douter mais on essaie de faire en sorte que ce soit le moins possible le cas. Pour garder confiance en soi, ça peut aider de penser à des choses agréables, à du positif, ce qui permet de rester concentré plus longtemps pendant un match, d’avoir un maximum de lucidité… Il y a plein de petits détails qui t’aident à te sentir fort sur le terrain et à ne pas partir dans tous les sens. Par exemple, si un attaquant n’a pas réussi à marquer, il va lui dire que ce n’est pas grave et lui montrer ce qu’il a fait de bien. Il va lui dire de continuer et qu’à un moment, le déclic va arriver et on ne l’arrêtera plus.

Depuis le début de ta carrière, tu as connu des entraîneurs comme Leonardo Jardim, Michel Der Zakarian, Nico Kovač… Comment Franck Haise agit-il sur ses joueurs sur le plan mental ?
Avec beaucoup de bonne humeur, des discours positifs, des encouragements… Ça revient à ce que je disais juste avant sur la confiance que les joueurs doivent ressentir. Le coach nous apporte cette confiance qui est primordiale dans le sport de haut niveau. Après, quand tu es nul, il te dit que tu es nul. Il ne va pas passer par quatre chemins et c’est normal, ça fait partie du job. Si tu ne fais pas bien ton taf, ton patron va te dire ce qu’il faut refaire, ce qu’il faut améliorer. Mais le coach va évidemment t’expliquer les choses, te montrer des vidéos, amener ça avec calme et pragmatisme. Le but n’est pas que le joueur se braque et qu’il perde confiance ou qu’il n’ait plus envie de bosser.

Peux-tu maintenant nous parler de ses causeries ?
Elles sont simples, efficaces, elles donnent envie d’aller sur le terrain et de tout donner. Le coach nous transmet cette confiance et cette volonté de toujours aller de l’avant. Si tu donnes tout, tu es récompensé. Il a ce type de discours !

« Mes routines ? Je risque de passer pour un fou ! »

Pour maintenant parler de ta façon de préparer, comment est-ce que tu fais pour être d’attaque au coup d’envoi d’un match ?
C’est toujours pareil. Il y a des rituels, des petites pensées, des petites choses que je fais avant tous les matchs. Je me concentre sur ma performance. Je sais ce que je veux faire ou plutôt ce que j’ai envie de faire. Il y a forcément des matchs où tu es un peu moins bien, un peu plus fatigué, mais j’ai toujours cette rigueur mentale pour aborder le match de la meilleure des façons.

Tu peux nous raconter quelles sont ces routines ?
Oui, mais je risque de passer pour un fou (rires) ! Alors, j’ai toujours mes protège-tibias au même endroit, pareil pour mes petits bonbons de glucide, j’ai toujours un petit strap au poignet… Avant de sortir sur le terrain, j’écoute toujours la même chanson, la chanson de Gladiator, Now we are free. Je l’écoute trois ou quatre fois avant mes matchs… Depuis que j’ai vu ce film, je fonctionne pareil. Même quand je jouais en DHR, je l’écoutais ! Et sinon, je pense à mes enfants, à ma femme, je fais un petit bisou aux bracelets qu’ils m’ont offerts. Des choses qui me permettent d’être dans ma bulle… Ce sont toujours les mêmes rituels et ce sera ainsi jusqu’à la fin de ma carrière.

Et dans le reste de l’effectif, tu as pu observer des superstitions ?
J’en vois certaines mais c’est quelque chose qui doit rester propre à chacun donc je ne vais pas les révéler. Je ne pense pas que mes coéquipiers veulent que je divulgue leurs secrets (rires) ! Mais il y a forcément des choses qui te permettent de te sentir fort, en confiance, pour vouloir tout démonter une fois que tu arrives sur le terrain.

« Si tu laisses un centimètre à Kylian Mbappé… »

Quand tu sais que tu vas devoir disputer un duel contre le même adversaire tout un match, est-ce que tu mets des choses en place pour prendre le dessus sur lui mentalement ?
Ça peut arriver, mais ce n’est jamais par la parole. C’est toujours dans les duels. Il faut que je sois là dans les premiers contacts et les premières courses. Il faut que mon adversaire sente que je vais pousser, que je vais courir, et que ça ne va pas être simple pour lui. Mais je n’entre jamais dans des discussions, des mots. Ce qui compte pour moi, c’est le combat, les efforts.

Si tu parles des mots, c’est parce que tu as en tête des exemples d’adversaires qui font dans le trash talking ?
Ce que je peux dire, c’est que je ne fais jamais ça, moi, je ne discute pas beaucoup sur le terrain. Seulement avec les joueurs que je connais mais dans la bienveillance donc. Ça m’arrive rarement d’insulter un adversaire. Il faut vraiment qu’il ait fait un truc de fou pour que je devienne grossier (rires) !

Quand tu as joué contre le PSG, tu t’es notamment retrouvé dans la zone de Kylian Mbappé. Comment on se prépare à un match contre un joueur comme lui ?
On sait que ça va être un match délicat mais Kylian reste un être humain même si l’on sait qu’il est très très fort et qu’il fait partie des meilleurs joueurs du monde. Il faut être encore plus concentré que d’habitude, être présent physiquement et essayer de ne rien lui laisser parce que tu sais que si tu lui laisses un centimètre, tu ne le reverras pas car il va plus vite que toi ! Donc il faut être très concentré, très attentif surtout.

« Je me retrouve souvent collé à la tribune Marek, ça me pousse encore plus ! »

Après avoir disputé la coupe d’Europe avec l’AS Monaco, tu as joué la Ligue des champions puis la Ligue Europa avec le RC Lens cette saison. On entend souvent que lorsqu’on enchaîne les matchs tous les 3 jours, c’est au niveau de l’influx mental que c’est le plus difficile…
Je confirme, c’est vrai, au moins pour moi. Physiquement, tu joues des matchs et ensuite tu fais de la récupération. Ce qui change, c’est tout ce qu’il y a à côté, parce que lorsque tu joues un match à 21 heures un jeudi, que tu vas t’endormir à 4-5 heures du matin, et que tu rejoues le dimanche suivant, parfois à 13 heures, il faut faire tout ce qu’il faut pour être d’attaque. Sinon, tu risques de vivre un match très difficile sur le plan physique !

D’ici la fin de la saison, tu fêteras tes 31 ans. Sur le plan mental, en quoi as-tu le plus évolué par rapport à tes premières saisons professionnelles ?
Sur mon approche des matchs. Je suis un peu plus serein. Mes pensées sont structurées : je sais ce que je dois faire et ne pas faire. Plus jeune, ce n’est pas que j’étais peureux mais il y avait un peu de stress alors qu’aujourd’hui, je me sens bien, je me sens confiant. Je suis fier de la carrière que je fais donc ça m’apporte beaucoup de confiance. Et puis je commence à faire partie des anciens du vestiaire…

Pour maintenant parler de l’ambiance dans les stades, c’est un peu le grand écart entre ce que tu as pu parfois connaître à Monaco et ce que tu vis aujourd’hui à Lens. Dans quelle mesure ça a un impact sur toi mentalement, au niveau de la motivation notamment ?
C’est sûr que jouer devant un public comme celui du RC Lens, ça te pousse ! Mais à Monaco, c’était particulier aussi parce qu’à l’extérieur, c’est un club qui a parmi les parcages les plus garnis, donc ça avait aussi son influence. Mais bien évidemment, Bollaert fait partie des meilleures ambiances de France. A tous les matchs, qu’on gagne ou qu’on perde, le public est toujours là et ça te pousse vraiment à donner encore plus.

Est-ce que le fait d’avoir un public à bloc derrière toi comme à Bollaert peut parfois être contreproductif ?
Personnellement, ça m’aide à être à 100% tout le temps. Quand tu débutes le match et que tu sens cet engouement, ce bruit, tu as envie de faire ce qu’il faut pour que les supporters s’enflamment encore davantage (rires). En plus, moi qui joue dans le couloir, je me retrouve souvent collé à la tribune Marek, ce qui m’aide, forcément. Quand j’entends des choses positives juste derrière moi, ça me pousse encore plus !

« Il faut me cajoler »

Comment est-ce qu’un entraîneur et son staff doivent se comporter avec toi pour tirer le meilleur du joueur que tu es ? Est-ce qu’il faut secouer Ruben Aguilar ou est-ce qu’il faut le cajoler ?
Il faut plus me cajoler. Je suis quelqu’un qui marche beaucoup à l’affect donc si le staff me donne, je vais rendre. Et je vais rendre encore plus que ce qu’on m’a donné. Je marche pareil dans la vie. C’est simple, si tu es gentil avec moi et que tu me donnes un peu, je vais te rendre beaucoup.

Tu es footballeur professionnel mais tu es avant tout un homme. Dans quelle mesure ce qui se passe à la maison et dans ta vie privée peut influencer tes semaines d’entraînement et tes matchs ?
Je suis un homme, un père de famille, ce qui a changé pas mal de choses dans mon quotidien. J’ai beaucoup de chance dans ma vie à la maison. Et heureusement, car ça m’aide beaucoup mentalement. Quand je rentre à la maison, le footballeur reste dehors et c’est le mari, le père de famille, qui prend le relais. J’essaie de penser au foot le moins possible - parce qu’on y pense forcément un peu – mais j’essaie de ne pas trop le montrer. Quand il y a des périodes plus délicates, la structure familiale est hyper importante pour rester dans le droit chemin et ne pas trop divaguer. J’ai déjà rencontré des périodes difficiles et sans eux, ça n’aurait pas été simple.

Récemment, des joueurs et des anciens joueurs, comme Thierry Henry, ont évoqué le sujet de la dépression dans le football. Est-ce un thème qu’on aborde avec ses coéquipiers plus facilement qu’il y a quelques années ?
Non. Enfin, on parle un peu plus de l’aspect mental, c’est moins tabou qu’avant car on entend des footballeurs et des sportifs parler ouvertement de cette « surcharge » mentale qu’il peut y avoir. C’est important d’avoir des exemples comme ça car ça permet à des joueurs qui ne se sentent pas bien d’oser parler à leur tour.

Est-ce que la stabilité sur le plan sentimental permet d’être meilleur sur le terrain ou c’est un cliché qui ne se vérifie pas forcément ?
Je ne sais pas si ça a une influence sur les performances mais c’est sûr qu’un joueur marié, avec une vie stable sur le plan sentimental, sera peut-être plus casanier et ira moins au restaurant ou faire la fête… Ça peut s’entendre. Après, il y a des joueurs célibataires qui savent être structurés, sérieux, et avoir une vie carrée ! Chacun fait ce qu’il veut dans sa vie privée. De toute façon, si un joueur fait n’importe quoi, ça se verra sur le terrain, il n’y a pas de mystère !

« La Bolivie ? Au bout d’un moment, c’est devenu un peu relou »

Tu as été convoqué en équipe de France fin 2020. Un rassemblement au cours duquel tu as fêté ta première sélection…
J’étais sur un petit nuage à l’époque… A chaque fois qu’on m’en parle, je réponds la même chose : ce n’était que du bonheur, que du bonus. Je suis fier d’avoir porté le maillot de l’équipe de France même si ce n’était que pour une petite sélection (sourire). J’ai la chance d’avoir pu réaliser beaucoup de choses dans ma carrière : j’ai joué la Ligue des champions, la Ligue Europa, j’ai été sélectionné en équipe de France… J’ai pratiquement coché toutes les cases, je suis content !

Et au niveau mental, cette sélection a boosté tes performances en club ?
Oui, ça m’a donné encore plus envie. Je me suis dit : « Tu vois, quand tu travailles beaucoup, que tu es sérieux, assidu, que tu ne négliges aucun détail, les efforts paient. » On en revient toujours à la même chose : le travail est toujours récompensé.

Pour terminer avec une drôle d’anecdote, est-ce que cette histoire de convocation en équipe de Bolivie t’a déstabilisé à un moment ?
(Il rit). Non, j’en ai beaucoup rigolé ! Et puis, c’était gratifiant d’être potentiellement appelé en équipe de Bolivie et qu’on parle de moi là-bas. Ça voulait dire que je faisais de bonnes choses en France. Ça ne m’a pas déstabilisé du tout et, au début, c’était marrant mais, au bout d’un moment, c’est devenu un peu relou car tout le monde m’en parlait. Je devais répéter et répéter que je n’étais pas bolivien, que mon père n’était pas de Tenerife en Bolivie mais de Tenerife en Andalousie, en Espagne. Mais on en a beaucoup rigolé !